
J’aime beaucoup, au cours de mes promenades parisiennes, m’arrêter dans un de ces nombreux squares qui se trouvent dans la capitale. Je m’assieds sur un banc et me repose en observant, écoutant : Des enfants jouent un peu plus loin, se poussant sur les toboggans, chahutant dans les balançoires. On entend la grille claquer de temps en temps, quand une mère arrive avec son enfant, un vieil homme sort avec son chien. Tous les bancs ne sont pas occupés. De vieilles dames papotent sur l’un d’eux, deux amants s’embrassent tendrement. Quelques hommes jouent à la pétanque et les boules claquent, rompant la joyeuse monotonie de la musique du manège. Des enfants crient de joie. Soudain, un vacarme de battements d’ailes s’abat sur moi. Une nuée de pigeons, alertée par d’abondantes miettes de pain, fond sur le banc tout proche. Quelques moineaux dispersés viennent se mêler au festin. Un couple passe, s’arrêtant quelques instants, le temps que leur petit chien se dégourdisse dans la pelouse. Une jeune femme marche rapidement. Quelques frottements d’ailes. Tout autour, les arbres se dressent majestueusement et protègent tout ce joli monde des chauds rayons du soleil. Ils sont comme de grands parasols et leurs troncs rugueux sortent du sol, comme un muscle bandé qui retiendrait depuis des années le choix penchant de leur croissance.
Une petite fille pédale énergiquement depuis une heure. Elle parcourt le square en tous sens, jamais lassée. Le ciel, merveilleusement bleu, contraste avec le vert des feuillages. Quelques nuages sont suspendus ci et là. Les feuilles frémissent sous la brise et font un joli son reposant, qui va et vient comme une vague. Les oiseaux sont maintenant rassasiés et se dispersent. Certains se blottissent sur le sol et entament une petite sieste. Mon esprit est calme et il l’est, me semble-t-il, depuis un long moment déjà. Il y a une grande beauté à être conscient de ce qui se passe autour de nous. C’est comme une méditation, une contemplation légère et dénuée de choix de la vie telle qu’elle se déroule sous nos yeux. Le simple fait de remarquer ‘ce qui est’ vous place dans un lieu très particulier : le moment présent. D’une certaine manière, cela vous lie à la beauté et à la tranquillité sous-jacentes du monde. Et cela apporte une paix qui vous fait, à son tour, regarder le monde d’une manière qui est fraîche et neuve. Comment cela serait-il de vivre dans le monde en appréhendant les choses comme elles sont, toujours ? En ne se détournant jamais du fait formidable de l’existence. Et c’est une chose que de le faire avec les événements extérieurs, mais qu’en est-il des situation intérieures ? Comment serait-ce que d’observer les pensées et les sentiments comme nous le ferions d’une femme qui passe dans le parc, d’un chien qui s’ébroue sur la pelouse, d’une nuée de pigeons, ou de “l’exquis mégot de cigarette flottant dans une flaque d’eau de pluie dans le caniveau”, comme l’a une fois écrit Joan Tollifson.
Imaginez si nous pouvions nous regarder de la même manière détachée, rigoureuse, et sans complication que lorsque nous regardons quelque chose de tangible dans le monde. Quelle serait la réalité de ce que nous appelons ‘je’, de notre petit ‘moi’, avec son flot ininterrompu de pensées, de sentiments, de problèmes, toute la substance apparemment solide de notre existence ? Où sommes-nous quand nous regardons le ciel, cette petite fille qui pédale dans le parc, ou entendons la boule de pétanque claquer ? Qu’y a-t-il d’autre que le simple fait, le ‘ce qui est’ de l’existence ? Il y a, dans l’observatIon des choses telles qu’elles sont, dans la vision simple de ‘ce qui est’, une force qui nous fait nous fondre, nous dissoudre. Et ce qui disparaît, ce qui est écarté de l’image, c’est ‘nous’. Ce petit ‘moi’ tout simple, avec ses histoires sans fin et son contenu séparé de tout le reste.
Évidemment, nous voulons être sauvés, nous voulons survivre ! Nous sommes si fragiles et inconséquents… Nous avons peur, nous sommes incertains, tristes, en colère, violents. Pourquoi l’esprit a-t-il cette tendance à être mécanique, à répéter certaines choses de façon habituelle, et à perdre sa créativité, son impulsion, son intuition, son intelligence, sa vivacité, sa légèreté ? Est-ce juste parce que nous voulons posséder ces qualités, et pensons que nous devons les débusquer au travers d’expériences multiples et extraordinaires. Nous pensons qu’elles ne peuvent pas être ici, présentes au cœur même de notre expérience actuelle, aussi minime et modeste soit-elle.
Une dame arrive maintenant par le portail avec son petit chien en laisse. Les amoureux sur le banc sont partis. Certains enfants jouent encore. Les réverbères qui jusque là étaient absents sont à présent secoués de lueurs ; ils apparaissent lentement, prenant le relais du soleil couché. La brise s’est changée en un vent frais et mordant, les pigeons ont regagné leur nid. J’ai un peu froid. Quelqu’un m’appelle et je me retourne. Mon amie est ici. Je me lève, un peu engourdi. Voilà ! Toute la vie est là, la totalité de celle-ci. Ce moment, quoi qu’il apporte, n’est rien d’autre que la totalité de la vie. Il est complet. Nul besoin de le commenter, de l’analyser, de croire qu‘il puisse être arrangé, rendu plus parfait. Non. Tout est ici et maintenant. C’est comme cela que vous pouvez passer une après-midi entière à pédaler dans le parc. Vouloir quelque chose de plus, une autre expérience qui soit meilleure, est folie et pur gaspillage. Tout est présence.
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Texte (et petite photo) de Alain Joly
Photo principale de StockSnap / Pixabay
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Suggestion:
– La souffrance mène à la joie
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