“Il existe un endroit sûr, au vu de tous, mais difficile d’approche,
Où il n’y a ni vieillesse, ni mort, ni souffrance, ni maladie.
C’est ce qu’on appelle le nirvāṇa, ou l’absence de la douleur, où la perfection ;
C’est l’endroit sûr, heureux et tranquille que les grands sages atteignent.
C’est le lieu éternel, au vu de tous, mais difficile d’approche.”
~ Uttaradhyana Sutra, 81-4
Trois fois rien, en vérité. Un peu comme regarder discrètement par la fenêtre. Mais ne soyons pas trop dédaigneux, car après tout, c’est une chose qui peut infléchir le cours d’une vie et la changer profondément. Avoir une expérience spirituelle est une bénédiction, une invitation, peut-être une répétition pour la dissolution finale. Cela vous laisse perplexe, désireux de comprendre, et surtout, de chercher à en faire l’expérience à nouveau. Cela peut être juste une petite lueur qui se fait jour dans votre esprit, ou un éveil spectaculaire, ou n’importe quoi entre les deux. Dans tous les cas, vous rencontrez quelque chose de nouveau, en dehors de toute expérience connue, et qui pourtant possède une chaleur familière, comme une vieux souvenir oublié. Par-dessus tout, la paix, l’amour et le bonheur en sont la partie intrinsèque. Ils sont l’ADN de toute expérience authentique, son noyau vital et ce qui la rend si désirable. Après tout, que voulons-nous dans la vie si ce n’est une paix et un bonheur durable? Cette expérience peut durer quelques secondes, plusieurs minutes ou des jours entiers. Elle vient comme une grâce, inattendue, non invitée. Une de ses caractéristique importantes est qu’elle s’efface, disparaît finalement. Sinon, nous n’appellerions pas cela une ‘expérience’. Une expérience spirituelle est un éveil qui a échoué.
J’ai jadis vécu une telle expérience, sans avoir aucune connaissance spirituelle préalable. C’était comme si j’étais entré dans un monde nouveau, plein de lumière, comme si j’avais reçu un nouveau corps rempli d’énergie. J’ai eu l’impression que quelque chose m’avait été donné de l’extérieur. Plus important encore, je me souviens que cela aurait pu être permanent, si seulement j’avais été prêt. Il m’a clairement semblé que je devais payer un prix, le prix de ma propre ‘mort’, comme dans l’histoire de la flamme et du papillon. D’autres papillons avaient essayé d’enquêter sur la lumière de la bougie, mais seul un d’entre eux avait trouvé suffisamment de courage pour se rapprocher et se fondre avec la flamme. Pour connaître la vérité de la lumière, vous devez offrir votre propre personne imaginaire à la flamme. C’est un sacrifice. Je n’ai pas osé.
Alors que s’est-il passé ? Pourquoi ai-je eu si peur de la chose que je voulais le plus dans la vie ? Bien sûr, tout cela avait certaines conséquences lourdes dont je n’avais pas pris conscience. Je devais faire l’offrande de ma personne. Celui qui ‘avait’ cette expérience devait consentir au renoncement, et ça je ne pouvais pas le faire. Alors j’ai tout gardé, j’ai gardé mes petites misères, j’ai gardé mon histoire à laquelle je pouvais maintenant ajouter un nouvel élément : ‘j’ai eu une expérience’, ce qui lui donnait un certain lustre. Je voulais quelque chose que je puisse ‘rapporter’, comme un objet, quelque chose qui pouvait être remis à l’apparente personne que j’étais. Comme un prix ! Quelque chose que je pouvais ramener à la maison et qui ajouterait de la valeur à ma vie. J’ai préféré la belle histoire qui s’y rattachait, pas la chose elle-même. Je voulais connaître la gloire et ses avantages, non pas la dissolution. J’ai préféré le plaisir, comme un enfant le ferait. Les dés étaient pipés dès le début.
Alors nommons donc cette chose. Ce dont nous parlons ici, ce à quoi tout cela fait référence, en réalité, c’est ce que l’on appelle l’illumination, ou l’éveil. Cela a reçu bien des noms : libération, révolution, connaissance de soi, ou les plus exotiques moksha, satori, nirvana. Cette expérience me gratifia d’un aperçu divin sur l’éveil. Elle laissa une trace, comme un parfum, pendant des semaines, des mois. Et ce qui arriva ensuite, c’est que je voulais faire cette expérience à nouveau, la revivre, ne sachant pas comment procéder, ni quoi chercher, ce qui était normal puisque ce n’était pas quelque chose d’objectif. Mais cela, je ne l’avais pas encore compris. Ma recherche s’est donc orientée vers le monde objectif, ce qui était trop loin. Beaucoup trop loin.
“Un esprit éveillé, intelligent, libre, pourquoi devrait-il avoir besoin,
pourquoi devrait-il avoir une quelconque ‘expérience’ ?
La lumière est la lumière ; elle ne demande pas plus de Lumière.”
~ J. Krishnamurti
L’illumination, ce n’est pas quelque chose que je peux ‘avoir’, ou dont je peux même faire l’expérience. Nirvana signifie ‘soufflé’, dans le sens d‘une extinction. À cela, Rabindranath Tagore apporte une jolie correction : “Nirvana n’est pas comme souffler une bougie. C’est l’extinction de la flamme parce que le jour est venu.” Il n’y a rien de positif ici. Pas non plus d’acteur. C’est plutôt comme une aube, une réalisation. La lumière que je suis a ‘éteint’ mon petit moi séparé, l’a englouti. Il ne reste personne ici qui puisse ‘avoir’ l’illumination. La lumière vient inattendue, non invitée, et s’illumine elle-même. Vous pouvez préparer le terrain, mais cela vient comme une grâce. Tout ce que vous pouvez faire, c’est “garder la maison en ordre“, comme l’a dit Krishnamurti. “Être sain d’esprit, rationnel, ordonné. Alors peut-être, si vous avez de la chance, la fenêtre s’ouvrira et la brise entrera. Ou peut-être pas.”
L’éveil, ce n’est pas quelque chose qui puisse être trouvé, ou perdu, qui puisse disparaître ou s’en aller. Je ne peux pas perdre ce qui est déjà là. Je me souviens qu’il y eut un moment, juste avant mon ‘expérience’, où j’ai réalisé que je ne trouverai jamais ce que j’étais venu chercher. En conséquence, j’ai éprouvé une tristesse profonde. J’ai abandonné cet espoir, ce fardeau, rendu présent une absence. Dans cet abandon, un espace, une ouverture s’est créée pour quelque chose de nouveau. Je n’ai rien ‘trouvé’, cela est simplement apparu comme étant ma propre réalité inconditionnelle. Et je n’ai rien perdu quand cela a disparu, j’étais juste de retour dans ma vieille identité illusoire ! Cette identification erronée m’empêchait de réaliser ma véritable nature. À ce stade, la meilleure chose que je puisse faire est de regarder cette fausse identité et de voir qu‘elle n’est pas ce que je suis grâce au procédé du ‘neti neti’ : ‘je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela’. De cette façon, mon masque peut tomber et laisser le champ libre à la révélation de ma véritable identité. C’est un peu comme envoyer une invitation. C’est tout ce que je peux faire.
“Comme une flamme éteinte par le vent
Va se reposer et ne peut être définie,
Ainsi le sage libéré de lui-même
Va se reposer et ne peut être défini.
Va au-delà de toutes les images
Va au-delà du pouvoir des mots.“
~ Sutta Nipāta (Jainism)
La libération, ce n’est pas quelque chose que je trouve au terme d’une quête. Au contraire, elle est présente dès le début, elle est présente éternellement, et s’exprime par un présage, une invitation à reconnaître la vraie présence que je suis. Ne sachant pas mieux, je pars à sa recherche, avançant dans une direction particulière, progressant dans un cadre temporel, dans un but précis. Jusqu’à ce qu’une révolution ait lieu. Le fait de ‘chercher’ est la chose même qui m’empêche de reconnaître ma vraie et unique présence. Je vois que je me dirige dans la mauvaise direction et reste immobile, puis me retourne, permettant l’avènement d’une nouvelle possibilité. La nouvelle possibilité étant : je regarde. J‘observe. Aucune recherche n’est nécessaire pour la contemplation. Il y a tant à voir ici et maintenant.
L’illumination, ce n’est pas quelque chose que je peux être fier d’avoir ou que je peux garder pour moi-même. Au contraire, je dois la libérer de moi-même. C’est une libération. La libération est aussi du point de vue de la lumière, de la pure conscience que je suis. Moi, en tant qu’entité séparée, en tant que croyance d’être une personne, dois quitter le spectacle, me retirer derrière la scène sur la pointe des pieds, m’éloigner du côté jardin de ma non-existence, et laisser toute la scène à la lumière s’illuminant d’elle-même.
“Être libre de l’idée d’être quelqu’un – c’est cela l’illumination.”
~ Jean Klein
L’illumination, ce n’est pas quelque chose pour lequel je dois mourir ou faire un sacrifice. Cela ressemble davantage à la réalisation de mon absence, et, par conséquent, à l’élévation du ‘je’ de mon petit moi séparé et illusoire, au ‘Je’ de ma véritable présence. C’est une mutation qui part du sentiment de n’être qu’un paquet de pensée, de sensations et de croyances, pour se reconnaître comme étant ‘présence pure.. Aucune personne déjà présente ne meurt. C’est se rendre compte que celui que je pensais être, ce n’est pas ça. Je le jette. Et rien de positif, le rejet est – appartient à – l’activité du vrai soi.
Le nirvana, ce n’est pas un vieux souvenir, bien qu’il ait une flamme familière. Nirvana signifie ‘fraîcheur’. C’est une nouvelle aube. Je ne reviens pas à quelque chose de connu, qu’il me faut revivre. Je ne remonte pas le temps, ce n’est pas quelque chose d’oublié. Je m’en souviens parce que j’en fais l’expérience maintenant. Je m’en souviens à travers la brume opaque de ma confusion et de ma croyance en la séparation. C’est comme si la présence se rappelait d’elle-même malgré moi, ou à travers ce mur illusoire du temps qui constitue le vieux moi. Seule la lumière peut s’illuminer elle-même.
“Nous n’aurons de cesse d’explorer
Et tout au bout de la quête
Parvenir à notre point de départ
Et le voir comme pour la première fois.”
~ T. S. Eliot
Satori, cela signifie ‘compréhension’. C’est un appel, une bénédiction, une invitation à atteindre, par-delà le cadre de ma petite vie étriquée, limitée, une présence qui est éternelle et infinie. C’est une invitation à voir et à démonter la fausseté de mon ancienne identité et à en contempler le tissu ou la structure illusoire. C’est une invitation à explorer et à comprendre la nature de cette présence que je suis. C’est une invitation à dissoudre les sentiments et les sensations liés à mon ancienne croyance qui restent dans le corps afin que celui-ci puisse être pleinement illuminé. Le corps veut briller de la même manière : “L’éveil est la fin d’un certain processus – celui de penser et de ressentir que nous sommes un soi intérieur séparé et limité – mais le début d’un autre : le réalignement du corps, du mental et du monde avec cette nouvelle compréhension expérientielle.” Ce rappel de Rupert Spira est essentiel. L’éveil est un processus sans fin, il veut apporter de la lumière dans chaque petit recoin de notre expérience, il veut déverser toujours plus de lumière sur lui-même. Et cela ne peut jamais finir.
Dernier point, mais non des moindres, l’éveil n’est pas un événement énorme, extraordinaire, comme on le pense ou l’imagine habituellement. Cela contredit mon expérience qui semblait certainement être un événement majeur. Pourquoi ? Peut-être parce qu’à l’époque, je ne me suis intéressé qu’aux conséquences tape-à-l’œil de ma nouvelle compréhension. Je fus ébloui par tous les effets secondaires qui se présentèrent à moi à la suite de cette nouvelle appréhension du monde. Étant ébloui, je ne pouvais pas voir la simplicité absolue de celle-ci. J’étais aveugle aux implications de cet événement apparent. J’ai échoué à comprendre sa vraie nature et son sens. J’ai manqué l’essentiel. L’essentiel étant que l’éveil est une mutation, sereine mais implacable, et qu’il est important de voir et de comprendre la nature de cette mutation, de cette nouvelle réalisation. Autrement, nous restons au niveau phénoménal et nous manquons la beauté totale et l’inéluctabilité de tout cela : vous avez simplement été présenté à votre vrai moi, à qui vous êtes vraiment, toujours, éternellement. Vous êtes et avez toujours été cela. C’est tout. Ou plutôt cela est tout. Et tout ce qui n’est pas cela, s’efface.
Je ne suis pas une sensation extraordinaire.
Je suis celui, ou celle, qui éprouve la sensation.
Et cela, vous l’avez toujours été.
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Texte de Alain Joly
Photos et mandalas de Elsebet Barner
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Invités sur cette page :
– J. Krishnamurti
– Rabindranath Tagore
– Jean Klein
– T. S. Eliot
– Rupert Spira
Bibliographie :
– ‘La Première et Dernière Liberté’ – de J. krishnamurti – (Le Livre de Poche)
– ‘Sâdhanâ’ – de Rabindranath Tagore – (Albin Michel)
– ‘Être : Approches de la non-dualité’ – de Jean Klein – (Éditions Almora)
– ‘Présence’ – de Rupert Spira (Traduction de Linda Arzouni) – Éditions Accarias L’Originel
Sites internet :
– J. Krishnamurti
– Rabindranath Tagore (Wikipedia)
– T. S. Eliot (Wikipedia)
– Jean Klein (Wikipedia)
– Rupert Spira
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Merci Michèle! À très bientôt…
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Bonjour Alain, Je suis contente que tu puisses écrire toutes ces choses la… Même si je ne suis pas en mesure de te lire entièrement. Je suis contente pour toi, et j’ai hâte de pouvoir parler avec toi.
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